(p. 88) « …disant que c’était une impiété épouvantable que de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, fussent de leur espèce.
« Il y aurait bien plus d’apparence ajoutaient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité, et de l’immortalité par conséquent, à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la lune. Et puis considérez la différence qui se marque entre nous et eux. Nous autres nous marchons à quatre pattes, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette. Il eut peur qu’il arrivât fortune de l’homme ; c’est pourquoi il prit lui-même la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais [dédaignant de se mêler] de la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes. »
(p. 89) (…) « Voyez un peu, outre cela, come ils ont la tête tournée devers le ciel ! C’est la disette où Die les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils cherchent au ciel, pour se plaindre, celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais nous autres, nous avons la tête penchée en bas pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie.
J’entendais tous les jours, à ma loge, les prêtres faire ces contes-là, ou de semblables. Enfin, ils bridèrent si bien la conscience des peuples sur cet article, qu’il fût arrêté que je passerais tout au plus pour un perroquet plumé ; … »
(p. 61) « Au reste, je ne suis point originaire de votre terre ni de celle-ci, je suis né sur le soleil. (…).
(p. 62) Je lui demandai combien de temps ils (ses compatriotes du soleil) vivaient ; « trois ou quatre mille ans » (…).
(p. 63) Je lui demandai s’ils étaient des corps comme nous. Il me répondit que oui, qu’ils étaient des corps, mais non pas comme nous ni comme aucune autre chose que nous estimions telle, parce que nous n’appelons vulgairement corps que ce qui peut être touché ; qu’au reste, il n’y avait rien en la nature qui ne fût matériel, et que, quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils voulaient se faire voir de nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connaître. Je l’assurai que ce qui avait fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contaient d’eux n’était qu’un effet de la rêverie des faibles, procédait de ce qu’ils n’apparaissaient que de nuit. Il me répliqua que, comme ils étaient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte les corps dont il fallait qu’ils se servissent, ils n’avaient bien souvent le temps de les rendre propres qu’à choir seulement dessous un sens : tantôt l’ouïe, comme les voix des oracles ; tantôt la vue, comme les ardents et les spectres ; tantôt le toucher, comme les incubes et les cauchemars, et que cette masse n’étant [qu’un] air épaissi de telle ou telle façon, la lumière par sa chaleur les détruisait, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.
(p. 64) Tant de belles choses qu’il m’expliquait me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort, si au pays du soleil l’individu venait au jour par les voies de la génération, et s’il mourait par le désordre de son tempérament ou la rupture de ses organes. « Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel, ou qu’il n’est point ; la conséquence est très fausse, mais c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses qui, pour être connues [demanderaient en vous] un million d’organes tout différents. Moi, par exemple, je conçois par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, ce que l’animal devient après la mort. Vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle-né ne saurait s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau, les nuances de l’iris ; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable, tantôt comme un manger, tantôt comme un son, tantôt comme une odeur. Tout de même, si je volais vous expliquer ce que je perçois par les sens qui vos manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré ou savouré, et ce n’est rien de tout cela. »
« …je passerait toutes ces choses avec tout ce qu’ont si divinement répondu sur cette matière les Pères de l’Eglise, et je vous découvrirai un mystère qui n’a point encore été révélé.
Vous savez, ô mon fils, que de la terre il se fait un arbre, d’un arbre un pourceau, d’un pourceau un homme. Ne pouvons-nous donc pas croire, puisque tous les êtres en la nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau des mixtes et le mieux imaginé qui soit au monde, étant le seul qui fasse le lien de la vie brutale avec l’angélique ? Que ces métamorphoses arrivent, il faut être pédant pour le nier : ne voyons-nous pas qu’un pommier, par la chaleur de son germe comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne ; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même ; et qu’un homme, mangeant le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait enfin revivre cet animal sous une plus nombre espèce ? Ainsi ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était, il n’y a que soixante ans, une touffe d’herbe en mon jardin. Dieu donc étant le Père commun de toutes ses créatures, quand il les aimerait toutes également, n’est-il pas bien croyable qu’après que, par cette métamorphose plus raisonnée que la pythagorique, tout ce qui sent, tout ce qui végète, enfin après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arrivera où font aboutir les prophètes les secrets de leur philosophie ? ».
« Ayant ainsi parlé, il (le petit roi) sauta de dessus de mon épaule à terre ; ensuite il donna la main à tout son petit peuple, et se mit à danser avec eux d’une sorte de mouvement que je ne saurais représenter, parce qu’il ne s’en est jamais vu de semblable. Mais écoutez, peuples de la terre, ce que je ne vous oblige pas de croire, puisque au monde où vos miracles ne sont que des effets naturels, celui-ci a passé pour un miracle !
Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agitation dans moi, et mon agitation dans eux. Je ne pouvais regarder cette danse, que je ne fusse entraîné sensiblement de ma place, comme par un vortice qui remuait de son même branle, et de l’agitation particulière d’un chacun, toutes les parties de mon corps ; et je sentais épanouir sur mon visage la même joie qu’un mouvement pareil avait étendue sur le leur. A mesure que la danse se serra, les danseurs se brouillèrent d’un trépignement beaucoup plus prompt et plus imperceptible : il semblait que le dessein du ballet fût de représenter un énorme géant, car à force de s’approcher et de redoubler la vitesse de leurs mouvements, ils se mêlèrent de si près, que je ne discernai plus qu’un grand colosse à jour, et quasi transparent ; mes yeux toutefois les virent entrer l’un dans l’autre.
(…) cette masse humaine, auparavant démesurée se réduisit peu à peu à former un jeune homme de taille médiocre (…). Quand ce beau jeune homme fut entièrement fini (…) je vis entrer, par la bouche, le roi de tous les peuples dont il était un chaos (…) tout cet amas de petits hommes n’avait point encore auparavant donné aucun marque de vie ; mais aussitôt qu’il eut avalé son petit roi, il ne se sentit plus être qu’un. Il demeura quelque temps à me considérer ; et s’étant comme apprivoisé par ses regards, il s’approcha de moi, me caressa, et me donnant la main etc… »
(p. 116) « Il me reste à vous prouver qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; les étoiles, qui sont des mondes, comme d’autres animaux dedans lui qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples tels qu’à nous, qu’aux chevaux et qu’aux éléphants ; et nous à notre tour, sommes aussi les mondes de certaines gens encore plus petits, comme des chancres, des poux, des vers, des cirons ; ceux-ci sont la terre d’autres imperceptibles. Ainsi, de même que nous paraissons un grand monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang et nos esprits ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et se laissant aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes et produisent tout ensemble cette actions que nous appelons la vie »
NB : L’expression « cironalité universelle » se trouve p. 118.
« Les pôles sont les bouches du ciel, par lesquelles il reprend la lumière, la chaleur et les influences qu’il a répandues sur la terre : autrement, si tous les trésors du soleil ne remontaient pas à leur source, il y aurait longtemps (toute sa clarté n’étant qu’une poussière d’atomes enflammés qui se détachent de son globe) qu’elle serait éteinte, et qu’il ne luirait plus ; ou que cette abondance de petits corps ignés, qui s’amoncellent sur la terre pour n’en plus sortir, l’auraient déjà consumée. Il faut donc, comme je vous l’ai dit, qu’il y ait au ciel des soupiraux où se dégorgent les réplétions de la terre, et d’autres par où le ciel puisse réparer ses pertes, afin que l’éternelle circulation de ces petits corps de vie pénètrent successivement tous les globes de ce grand univers. Or les soupiraux du ciel sont les pôles par où il se repaît des âmes de tout ce qui meurt dans les mondes de chez lui, et tous les astres sont les bouches et les pores où s’exhalent derechef ses esprits. »
« …je voudrais qu’on leur fît montrer que (…) ; et qu’il y a toujours plus de chaleur dans le cœur qu’en aucun endroit du corps, et, enfin, que cette chaleur est capable de faire que, s’il entre quelque gouttes de sang en ses concavités, elle s’enfle promptement et se dilate, ainsi que font généralement toutes les liqueurs, lorsqu’on les laisse tomber goutte à goutte en quelque vaisseau qui est fort chaud.
Car, après cela, je n’ai besoin de dire autre chose pour expliquer le mouvement du cœur, sinon que, lorsque ses concavités ne sont pas pleines de sang, il y coule nécessairement de la veine cave dans la droite, et de l’artère veineuse dans la gauche ; d’autant que ces deux vaisseaux en sont toujours pleins, et que leurs ouvertures, qui regardent vers le cœur, ne peuvent ête bouchées ; mais que, sitôt qu’il est entré ainsi deux gouttes de sang, une en chacune de ses concavités, ces gouttes, qui ne peuvent être que fort grosses, à cause que les ouvertures par où elles entrent sont fort larges, et les vaisseaux d’où elles viennent fort pleins de sang, se raréfient et se dilatent, à cause de la chaleur qu’elles y trouvent, au moyen de quoi, faisant enfler tout le cœur, elles poussent et ferment les cinq petites portes qui sont aux entrées des deux vaisseaux d’où elles viennent, empêchant ainsi qu’il ne descende davantage de sang dans le cœur ; et continuant à se raréfier de plus en plus, elles poussent et ouvrent les six autres petites portes qui sont aux entrées des deux autres vaisseaux par où elles sortent, faisant enfler par ce moyen toutes les branches de la veine artérieuse et de la grande artère, quasi au même instant que le cœur ; lequel, incontinent après, se désenfle, comme font aussi ces artères, à cause que le sang qui y est entré s’y refroidit, et leurs six petites portes se referment, et les cinq de la veine cave et de l’artère veineuse se rouvrent, et donnent passage à deux autres gouttes de sang, qui font derechef enfler le cœur et les artères, tout de même que les précédentes. »
(Traité anonyme, en latin)
Première édition : Theophrastus redivivus, Guido Canziani et Gianni Paganini, Theophrastus redivivus, Edizione prima e critica a cura di Guido Canziani e Gianni Paganini, Introduzione p. XV-LII. Nota storico-critica p. LIII-CXXIII. Deux volumes, 996 p., Firenze, La nuova Italia editrice, 1981.
Traduction du traité VI, Paris, Gallimard, la Pléiade Libertins du XVIIe siècle, 2004.
Titre complet : Theophrastus redivivus, sive historia de iis quae dicuntur de diis, de mundo, de religione, de anima, inferis et daemonibus, de contemnendamorte, de vita secundum naturam. Opus ex philosophorum opinionibus constructum et doctissimis theologis ad diruendum propositum. (Theophrastus ressuscité, ou l’histoire des choses qui ont été dites au sujet des dieux, du monde, de la religion, de l’âme, des enfers et des démons, de la mort à mépriser, de la vie selon la nature. Ouvrage construit à partir des opinions des philosophes et proposé aux très doctes théologiens pour sa démolition.
(Traduction personnelle. Cf. aussi l’extrait traduit dans la Pléiade, p. 220-221)
L’auteur vient de dire que le bonheur consiste à vivre conformément la nature.
« Ainsi, il faut comprendre que ce qui convient à la nature et sa fin, c’est de vivre selon la vertu, c’est-à-dire d’après l’expérience de ce qui est conforme à la nature commune aussi bien aux bêtes (brutorum) qu’aux hommes, en ne faisant rien de ce qui est interdit par cette loi commune. Et c’est la droite raison infusée par la nature dans chaque animal (animalium) qui lui persuade ce qu’il doit fuir, ce qu’il doit poursuivre. On peut parfaitement rapporter ceci à la thèse précitée de Panétius : vivre, assurément, selon les appétitions infusées par la nature lesquelles, à n’en pas douter, portent sur ce qui pour chacun est mauvais et qu’il doit fuir, et sur ce qui est bon et qu’il doit poursuivre. L’appétition, en effet, est un affect situé dans la volonté qui la pousse vers ce qui est bien ou mal pour lui, et l’incline en proportion de l’excitation reçue par l’objet. Il est évident que l’expérience de ce qui est conforme à la nature n’est rien d’autre que les appétitions infusées par la nature dans chaque animal (animalium) afin qu’il embrasse ce qui est bien pour lui et qu’il évite aussi ce qui est mal pour lui. L’expérience, en effet, nous montre que ces appétitions sont universellement présentes, et de façon égale, chez tous les êtres animés (animantes) : aucun d’entre eux n’en est privé, dans la mesure où elles sont absolument nécessaires à la conservation des êtres animés (animantium), ce qui est le premier souci de la nature. Sa loi suprême est que tout animal prenne soin de lui-même, et veille sa propre conservation. »
(Traduction personnelle. Cf. aussi l’extrait traduit dans la Pléiade, p. 223-225)
« Les lois originaires de la société civile auxquelles leurs auteurs attribuent mensongèrement une opinion divine, à savoir « n’offense personne », « aime ton prochain comme toi-même », « ne fais pas à autrui ce que tu neveux pas qu’on te fasse », sont des lois instaurées non par des hommes ou des dieux, mais par la nature elle-même, et elles sont intimement liées à cette loi évoquée plus haut, celle de la conservation de l’animal (animalium). De fait, par son geste, celui qui offense autrui suscite une vengeance et se trouve offensé à son tour. En effet, il y a un lien étroit entre commettre et subir l’offense, dit Sénèque ; la nature nous prescrit et nous enseigne à tous que l’injustice fait contrepoids à l’injustice, la force à la force, ce qui ne peut arriver sans entraîner un grand désordre. C’est pourquoi, il veille et pense à lui-même, celui qui n’offense personne et poursuit un bien qui le concerne plus lui-même qu’autrui et qui se préoccupe d’abord de la conservation de soi. La sécurité de tout homme requiert que les autres ne soient pas offensés par lui. Ainsi, n’offenser personne et se conserver soi-même sont une seule et même chose. D’où on dit très sagement : aime ton prochain comme toi-même, car il est évident que si nous l’aimons, nous ne l’offensons pas et nous ne lui offrons pas l’occasion de nous offenser, et de cette manière nous nous conservons nous-mêmes. De même on a décidé à très juste titre : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qui te soit fait. Car, en traitant un autre de façon injuste, chacun doit prévoir que celui qui a été offensé va le payer de retour. Et parce que nul n’est sensé vouloir être offensé ni traité de façon injuste, le conseil est juste qui dit à chacun de ne pas faire ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse. Et si par hasard, on en trouvait un qui voulût qu’on lui fît une injustice, il ne commettrait pas de faute par son offense parce qu’il se soumettrait à la même injustice. Mais, en vérité, il n’y a aucun animal (animal), à part un dément et un insensé, chez qui survient un tel esprit et une telle volonté parce qu’il s’écarterait du souci et de la conservation de soi qui sont infusé par la nature, ce qui ne semble pas conforme à la nature, bien plus c’est manifestement tout à fait contraire à ses lois qui tendent seulement à la conservation de soi-même. C’est de cette manière que la nature a prévu le maintien de la société de tous les animaux (animalium) et, quand elle a ordonné à chacun de penser à soi-même, elle a voulu que les individus veillent et pensent à l’ensemble, et elle a posé très sagement la conservation de tous dans la sécurité de chacun. Telles sont cette droite raison qui est le lot de tous les êtres animés (animantes) et la loi / commune qui a été mise dès leur naissance (ingenerata) par la nature dans tous les animaux (animalium). »
(Traduction de la Pléiade, p. 244-246)
« Or ce bonheur naturel concerne non seulement l’homme, mais de manière égale l’ensemble des êtres animés (animantia) : ces êtres, dis-je, que nous appelons des bêtes sauvages (bruta), ont droit, tout comme les hommes, à cette sorte de bonheur. En effet, la nature leur a accordé à tous, à égalité, les mêmes impulsions qu’aux humains, la même raison et le même souci de se conserver, et elle a voulu qu’au sein du règne animal dans son entier (inter cuncta animantia) il n’y ait aucune discrimination liée à a condition mais seulement à l’espèce. En conséquence elle a attribué à tous les mêmes facultés – à savoir comprendre, percevoir, raisonner, agir, se mouvoir, et finalement toutes les facultés qui signifient qu’on vit et qu’on existe. Pour la beauté du monde, ils diffèrent par l’espèce, tout comme les végétaux et les minéraux ; ils diffèrent aussi par la figure et la forme, pour qu’on ne les confonde pas, et qu’on puisse au contraire les reconnaître et les distinguer, de la même manière que les végétaux et les minéraux. Mais de même qu’une catégorie minérale ou végétale ne diffère pas d’une autre quant à la condition, et que l’un n’a pas plus de valeur que l’autre au regard de la nature dans son ensemble, de même aucune espèce animale ne diffère des autres par la condition, ni n’a de plus grande valeur. Toutes sont égales au regard de la nature, donc tous les êtes animés ont leur part du bonheur naturel ; et, même, les hommes, parce que les lois et les opinions qu’ils ont instituées les ont plongés dans une confusion totale, peuvent être dits beaucoup plus malheureux que le reste des êtres animés (animalia)5. D’où le propos tenu par Cicéron, qui cite Ménandre (De la nature des dieux, livre II), selon lequel tous les animaux sont très heureux, et ont beaucoup plus d’esprit que les hommes. Si, donc, après avoir foulé aux pieds les lois et les opinions, ils sont ramenés vers la nature, il ne fait assurément aucun doute qu’ils avoueront eux-mêmes que l’homme n’est en rien supérieur aux autres êtres animés (animalibus) ni différent d’eux, mais que seule l’espèce les distingue, comme c’est le cas pour le cheval, le chien, la vache, l’éléphant et les autres espèces. Entre celles-ci, s’il y a une différence, elle ne peut être fondée sur la condition, mais sur un autre critère, dont nous parlerons dans les pages qui suivent6. Mais les hommes ont mis un comble à la confusion qui les a saisis quand ils se sont placés au-dessus du reste des êtres animés (animalibus), comme si la nature avait produit un élément supérieur à un autre, dans l’intention d’instaurer un maître au sein du règne animal. Assurément si elle a ordonné qu’un animal soit le maître des autres, il semble qu’elle a attribué la domination au plus fort et au plus puissant ; et par conséquent ce n’est pas l’homme, qui est bien plus faible qu’une infinité d’autres, mais plutôt l’éléphant, ou d’autres animaux d’une vigueur similaire, qui recevra en partage la maîtrise de tous les autres. Il faut donc mettre à mal cet orgueil de l’homme, absolument intolérable, voire l’anéantir de fond en comble, en montrant que ceux-ci ne diffèrent en aucune manière des autres êtres animés (animalibus) sinon selon l’espèce, qu’ils n’ont pas de dons supérieurs aux autres principalement en ce qui concerne la raison, et qu’ils n’ont par nature aucun droit ni pouvoir sur le reste des animaux (animalibus), mais que pour les hommes, il y a égalité et condition commune avec le reste des autres êtres animés (animalibus). »
[Le critère annoncé plus haut va maintenant être examiné.]
(traduction de la Pléiade, p. 249-250)
« De fait, pour quelle raison pense-t-on qu’une telle discrimination existe en faveur de celui-ci plutôt qu’en faveur de tous les autres ? Et pourquoi ceux-ci ne sont-ils pas préférés à l’homme ? En effet, leurs espèces, de même que l’humaine, ont chacune obtenu de la nature des dons particuliers, dont elles sont susceptibles de se prévaloir pour pouvoir être préférées aux autres. L’éléphant mettra en avant sa grande taille et la capacité d’apprentissage (docilitatem) de son esprit, le lion son courage, le cheval et le cerf leur endurance, l’aigle son acuité visuelle - de même que le lynx et la chèvre -, le loup son ouïe - de même que le rat- le chien son odorat, le renard sa ruse, la fourmi sa prudence, l’abeille son intelligence, et il en ira de même pour tous les autres, qui sont innombrables. Et il n’est aucune espèce qui ne possède ces dons particuliers à l’état de bien plus grande perfection que chez tous les autres qui en disposent aussi, et c’est pourquoi on les qualifie de dons particuliers et caractéristiques. Par exemple, l’homme voit de même que les autres êtres animés (animalia) voient, mais pas avec la même acuité que l’aigle ; ils entendent aussi, mais le loup l’emporte sur tous les autres par son ouïe. Et s’il fallait attribuer à quelque animal un droit et un pouvoir en raison de quelque supériorité particulière, il est absolument certain qu’on ne pourrait en aucune manière le désigner, vu l’impossibilité d’affirmer lequel parmi tous l’emporte le plus en fonction de l’ensemble des qualités naturelles. Et c’est pourquoi il faut dire que tous sont semblables par la condition et égaux selon une nature identique et qu’ils ne diffèrent en aucune façon les uns des autres. C’est donc injustement que l’homme se place au-dessus d’eux, alors que nous le voyons vaincu et largement dépassé par tous les autres dans bien des domaines, que ce soit par la puissance physique ou par les sens externes - et même internes, comme nous le montrerons bientôt. »
[Après avoir montré l’infériorité de l’homme pour les sens externes, l’Auteur anonyme passe à son infériorité pour les « sens internes » c’est à dire les facultés intellectuelles, comprendre, juger, raisonner]
(Traduction de la Pléiade p. 252-253)
« Et, même pour les sens internes, nous pouvons affirmer que tous les autres animaux sont supérieurs à l’homme : de fait, la perfection des sens internes naît de la perfection des sens externes, si bien que celui qui voit avec plus d’acuité comprend mieux l’objet qu’il a vu, raisonne mieux sur lui et le veut et le désire avec plus de constance et de fermeté. En effet, comme les sens président à tout le processus de la connaissance (ainsi que nous l’avons rapporté ailleurs7), il n’est pas douteux que le détenteur de sens les plus précis et les plus pénétrants soit mieux) même de juger et de distinguer les choses. (…) Et l’intelligence et la capacité de raisonner prennent forme par l’intermédiaire de la fantaisie ou imagination ; or l’imagination saisit toute chose par l’intermédiaire des sens externes. »
(Traduction de la Pléiade, p. 253-254)
[L’auteur a distingué « discours intérieur » ou « raison » (« sermo intrinsecus » ou « ratio »), et « discours extérieur » ou « parole » (« sermo extrinsecus » ou « loquela »).]
« On croit que ces facultés sont en l’homme les principaux dons de la nature, par lesquels il prétend être si fort être supérieur aux autres êtres animés, au point d’en tirer un orgueil démesuré ; mais précisément pour cette raison il faut le ramener à sa solidarité avec les autres parce qu’il est établi que tous les autres animaux sont pourvus de ces dons à égalité avec lui ; mieux, pour ce qui est de la raison, on peut légitimement affirmer qu’elle est chez certains êtres que nous qualifions de bêtes sauvage (bruta) supérieure à ce qu’elle est chez certains hommes, et ainsi nous affirmons qu’il y a plus de différence d’un homme à un homme que d’un homme à une bête sauvage, et que certains hommes, moins raisonnables que des bêtes en comparaison d’autres hommes plus raisonnables, doivent être comptés au nombre des bêtes. »
« Plutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point de si grande distance de beste à beste, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suffisance de l’ame et qualitez internes. A la vrité, je trouve si loing d’Epaminondas, comme je l’imagine, jusques à tel que je connais, je dy capable de sens commun, que j’encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste »
(Traduction personnelle. Passages correspondant dans la Pléiade, p. 254.)
(Th. p. 811) « En effet, il n’y a chez les animaux (animalibus) aucune raison si ce n’est celle qui provient des sens ; de fait, la raison n’est rien d’autre qu’un discours par lequel nous distinguons le vrai du faux et le bien du mal, et par lequel nous concluons les choses fausses et nuisibles, et les vraies et utiles à embrasser. »
[Suivent de nombreux exemples de « raison » chez les animaux autres que les hommes : chiens, éléphant, renard etc. souvent tirés de Sextus Empiricus, ou de Plutarque, tout comme l’a fait avant lui, Montaigne. Parmi eux, l’exemple du chien ou du renard : ]
(Traduction personnelle. Passages correspondants, dans la Pléiade, p. 256-263)
(Th. p. 816, Pléiade p. 256-257) « le chien (…) choisit les choses qui lui sont utiles et fuit celles qui lui sont nuisibles ; tous les aliments qui sont comestibles pour lui, il les connait ; il les cherche et les poursuit et ne recule que devant la menace d’un fouet. Mais il possède aussi l’art de se procurer ce qui lui est particulier, à savoir l’art de la chasse. Quant à la vertu, il n’en est pas dénué : si la justice est le fait d’accorder à chacun ce qu’il mérite, le chien puisqu’il approuve et garde ceux qui se sont bien comportés avec lui-même, alors qu’il punit les étrangers et ceux qui lui font du tort, n’est pas dénué de justice. (…) Chrysippe veut que le chien participe à la dialectique et parvienne à la connaissance que fournit la troisième opération de l’esprit, dans les multiples branches du raisonnement anapodectique, c’est à dire démonstratif : arrivé à un carrefour, sur les trois voies il en a déjà exploré deux par lesquelles des animaux sauvages ne sont pas passés et, sans même avoir exploré la troisième, il s’y engage aussitôt d’un grand élan (…)
(Th. p. 819-820, Pléiade p. 262-263) « …exemples tirés de Plutarque. Un chien voyant une cruche d’huile à moitié pleine, comme il ne pouvait pas atteindre l’huile avec sa langue, jeta des cailloux dans la cruche pour qu’ainsi l’huile s’élevât et arrivât plus facilement à lui. Vraisemblablement, dit Plutarque, son raisonnement est le suivant : les cailloux sont lourds, ils descendront donc dans le fond de la cruche ; l’huile en revanche est légère, par conséquent elle s’élèvera vers le haut et surnagera, quand les cailloux feront changer de place l’huile qui repose au fond. Cet exemple met très clairement en lumière un discours énonciatif et une argumentation parfaite, donc un intellect et une raison, et il ne peut être rapporté à aucun sens externe, comme on rapporte à l’odorat ce que nous savons dit plus haut des chiens à un carrefour. Ajoutons un autre exemple, à savoir celui du renard, dont les Thraces ont coutume d’utiliser l’aide, et avec succès, quand ils veulent traverser des fleuves pris par les glaces : en effet, le renard approche l’oreille de la glace et, si le murmure de l’eau qui glisse en dessous parvient à son oreille, il en infère que la glace n’est pas assez solide et capable de supporter du poids, et alors il recule. Mais quand il n’entend aucun murmure de l’eau, il en conclut que la glace est assez solide et capable de supporter du poids, et alors il passe par-dessus. Or cela ne peut se faire par la seule finesse de l’ouïe et sans aucun discours et ratiocination. Et il est probable que le renard tire dans son for intérieur la conclusion suivante : tout ce qui émet un murmure bouge et fait aussi bouger ; ce qui bouge n’est pas durci par la glace ; ce qui n’est pas durci par la glace est liquide ; ce qui est liquide n’est pas capable de supporter un poids. C’est ce raisonnement que tiendrait en vérité un homme qui a la raison en partage. Or du même effet on peut induire la cause8. Donc il existe une raison chez les bêtes sauvages tout comme chez l’homme. »
« Selon Chrysippe (secundum Chrisippum), qui pourtant est extrêmement hostile aux animaux sans raison (alogoi), le chien a même part à leur fameuse dialectique. Ainsi le philosophe précité dit que le chien a recours au cinquième indémontrable composé de plusieurs branches (tertii notitiam per multa anapodicta cinsequi [particeps est]), quand, étant arrivé à un carrefour de trois voies et ayant reconnu par son flair que le gibier n’a pas emprunté deux de ces voies, il se précipite immédiatement dans la troisième sans l’avoir flairée. En effet, dit cet auteur ancien, le chien fait en puissance le raisonnement suivant (ratiocinaretur hoc modo) : « Le gibier a pris soit celle-ci, soit celle-là, soit celle-là, or ce n’est ni celle-ci ni celle-là ; donc c’est celle-là » (aut hac, aut istac, aut illac transiit fera : neque autem hac, neque istac : ergo illac). Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrhoniennes, I, 14, 69, éd. H. Estienne, p. 24-25.
« Chrysippus, bien que en toutes autres choses autant desdaigneux juge de la condition des animaux que nul autre philosophe, considerant les mouvements du chien qui, se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la queste de son maistre qu’il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye qui fuit devant luy, va essayant l’un chemin apres l’autre, et, apres s’estre asseuré des deux et n’y avoir trouvé la trace de ce qu’il cherche, s’eslance dans le troisiesme sans marchander, il est contraint de confesser qu’en ce chien là un tel discours se passe : J’ay suivy jusques à ce carre-four mon maistre à la trace ; il faut necessairement qu’il passe par l’un de ces trois chemins ; ce n’est ny par cettuy-cy, ny par celuy-là ; il faut donc infailliblement qu’il passe par cet autre ; et que, s’asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s’y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien et cet usage de propositions divisées et conjoinctes et de la suffisante enumeration des parties, vaut-il pas autant que le chien le sçache de soy que de Trapezonce [i.e. George de Trézibonde] »
« Par ainsi le renard, dequoy se servent les habitans de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace de quelque riviere gelée, et le laschent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l’eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s’il orra d’une longue ou d’une voisine distance, bruire l’eau courant au dessoubs, et selon qu’il trouve par là, qu’il y a plus ou moins d’espesseur en la glace, se reculer, ou s’avancer, n’aurions nous pas raison de juger qu’il luy passe par la teste ce mesme discours, qu’il feroit en la nostre : et que c’est une ratiocination et consequence tirée du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie soubs le faix. Car d’attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l’ouye, sans discours et sans consequence, c’est une chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d’inventions, de quoy les bestes se couvrent des entreprises que nous faisons sur elles. »
Theophrastus redivivus, traité VI, chapitre III : « Où l’on rend clair qu’il y a une égalité et une communauté ente tous les êtres animés, et que les hommes les ont supprimées par les lois, surtout, par les arts et les sciences. Par eux, aussi, il est établi qu’ils se sont ôté la liberté naturelle. Ils ont fait tout cela pour s’élever au-dessus des autres animaux, mais cela n’empêche pas qu’ils doivent être ramenés à leur solidarité avec eux dont ils ne diffèrent en aucune manière.
Theophrastus redivivus, traité VI, chapitre IV : « Le modèle du sage. Où l’on rend clair quelle est la vie de celui qui veut vivre selon la nature »
« animalia » : donc mieux vaudrait traduire par « animaux ».
Ce critère va être examiné dans le texte III.
Dans le préambule du Theophrastus, a été énoncé le principe empirique « rien ne vient à l’esprit qui ne soit passé par les sens », mais ce principe épistémologique est affirmé et répété tout au long des six traités, tout comme le principe épicurien de l’anticipation (on ne peut avoir une idée que de ce que l’on a déjà perçu par les sens).
Même raisonnement chez Montaigne : « Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bestes facent par inclination naturelle et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects, pareilles facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches : et confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à oeuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure », op. cit.p. 460.
« animalia » : donc mieux vaudrait traduire par « animaux ».
Ce critère va être examiné dans le texte III.
Dans le préambule du Theophrastus, a été énoncé le principe empirique « rien ne vient à l’esprit qui ne soit passé par les sens », mais ce principe épistémologique est affirmé et répété tout au long des six traités, tout comme le principe épicurien de l’anticipation (on ne peut avoir une idée que de ce que l’on a déjà perçu par les sens).
Même raisonnement chez Montaigne : « Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bestes facent par inclination naturelle et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects, pareilles facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches : et confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à oeuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure », op. cit.p. 460.