Ecole Thématique

à télé­char­ger

pdf, 57.6 ko

Cyrano de Bergerac. L’Autre monde ou Les Etats et Empires de la Lune (1657), Les Etats et Empires du soleil Paris, Honoré Champion, éd. Madeleine Alcover, 2000.

Texte n° 1 : les prêtres de la Lune considèrent que Dyrcona n’est pas un homme (Lune, p. 88-89)

(p. 88) « …disant que c’était une impiété épouvantable que de croire que non seu­le­ment des bêtes, mais des mons­tres, fus­sent de leur espèce.

« Il y aurait bien plus d’appa­rence ajou­taient les moins pas­sion­nés, que nos ani­maux domes­ti­ques par­ti­ci­pas­sent au pri­vi­lège de l’huma­nité, et de l’immor­ta­lité par consé­quent, à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête mons­trueuse qui se dit née je ne sais où dans la lune. Et puis consi­dé­rez la dif­fé­rence qui se marque entre nous et eux. Nous autres nous mar­chons à quatre pattes, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si pré­cieuse à une moins ferme assiette. Il eut peur qu’il arri­vât for­tune de l’homme ; c’est pour­quoi il prit lui-même la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber ; mais [dédai­gnant de se mêler] de la cons­truc­tion de ces deux brutes, il les aban­donna au caprice de la nature, laquelle, ne crai­gnant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes. »

(p. 89) (…) « Voyez un peu, outre cela, come ils ont la tête tour­née devers le ciel ! C’est la disette où Die les a mis de toutes choses qui les a situés de la sorte, car cette pos­ture sup­pliante témoi­gne qu’ils cher­chent au ciel, pour se plain­dre, celui qui les a créés, et qu’ils lui deman­dent per­mis­sion de s’accom­mo­der de nos restes. Mais nous autres, nous avons la tête pen­chée en bas pour contem­pler les biens dont nous sommes sei­gneurs, et comme n’y ayant rien au ciel à qui notre heu­reuse condi­tion puisse porter envie.

J’enten­dais tous les jours, à ma loge, les prê­tres faire ces contes-là, ou de sem­bla­bles. Enfin, ils bri­dè­rent si bien la cons­cience des peu­ples sur cet arti­cle, qu’il fût arrêté que je pas­se­rais tout au plus pour un per­ro­quet plumé ; … »

Texte n°2 : le démon de Socrate, habitant (homme ?) du soleil (Lune, p. 61-64)

(p. 61) « Au reste, je ne suis point ori­gi­naire de votre terre ni de celle-ci, je suis né sur le soleil. (…).

(p. 62) Je lui deman­dai com­bien de temps ils (ses com­pa­trio­tes du soleil) vivaient ; « trois ou quatre mille ans » (…).

(p. 63) Je lui deman­dai s’ils étaient des corps comme nous. Il me répon­dit que oui, qu’ils étaient des corps, mais non pas comme nous ni comme aucune autre chose que nous esti­mions telle, parce que nous n’appe­lons vul­gai­re­ment corps que ce qui peut être touché ; qu’au reste, il n’y avait rien en la nature qui ne fût maté­riel, et que, quoiqu’ils le fus­sent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils vou­laient se faire voir de nous, de pren­dre des corps pro­por­tion­nés à ce que nos sens sont capa­bles de connaî­tre. Je l’assu­rai que ce qui avait fait penser à beau­coup de monde que les his­toi­res qui se contaient d’eux n’était qu’un effet de la rêve­rie des fai­bles, pro­cé­dait de ce qu’ils n’appa­rais­saient que de nuit. Il me répli­qua que, comme ils étaient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte les corps dont il fal­lait qu’ils se ser­vis­sent, ils n’avaient bien sou­vent le temps de les rendre pro­pres qu’à choir seu­le­ment des­sous un sens : tantôt l’ouïe, comme les voix des ora­cles ; tantôt la vue, comme les ardents et les spec­tres ; tantôt le tou­cher, comme les incu­bes et les cau­che­mars, et que cette masse n’étant [qu’un] air épaissi de telle ou telle façon, la lumière par sa cha­leur les détrui­sait, ainsi qu’on voit qu’elle dis­sipe un brouillard en le dila­tant.

(p. 64) Tant de belles choses qu’il m’expli­quait me don­nè­rent la curio­sité de l’inter­ro­ger sur sa nais­sance et sur sa mort, si au pays du soleil l’indi­vidu venait au jour par les voies de la géné­ra­tion, et s’il mou­rait par le désor­dre de son tem­pé­ra­ment ou la rup­ture de ses orga­nes. « Il y a trop peu de rap­port, dit-il, entre vos sens et l’expli­ca­tion de ces mys­tè­res. Vous vous ima­gi­nez, vous autres, que ce que vous ne sau­riez com­pren­dre est spi­ri­tuel, ou qu’il n’est point ; la consé­quence est très fausse, mais c’est un témoi­gnage qu’il y a dans l’uni­vers un mil­lion peut-être de choses qui, pour être connues [deman­de­raient en vous] un mil­lion d’orga­nes tout dif­fé­rents. Moi, par exem­ple, je conçois par mes sens la cause de la sym­pa­thie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, ce que l’animal devient après la mort. Vous autres ne sau­riez donner jusqu’à ces hautes concep­tions, à cause que les pro­por­tions à ces mira­cles vous man­quent, non plus qu’un aveu­gle-né ne sau­rait s’ima­gi­ner ce que c’est que la beauté d’un pay­sage, le colo­ris d’un tableau, les nuan­ces de l’iris ; ou bien il se les figu­rera tantôt comme quel­que chose de pal­pa­ble, tantôt comme un manger, tantôt comme un son, tantôt comme une odeur. Tout de même, si je volais vous expli­quer ce que je per­çois par les sens qui vos man­quent, vous vous le repré­sen­te­riez comme quel­que chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré ou savouré, et ce n’est rien de tout cela. »

Texte n° 3 : arguments en faveur de l’immortalité de l’âme, donnés par le démon de Socrate à Dyrcona pour que ce dernier puisse les rapporter à un jeune homme athée. (Lune, p. 146-147)

« …je pas­se­rait toutes ces choses avec tout ce qu’ont si divi­ne­ment répondu sur cette matière les Pères de l’Eglise, et je vous décou­vri­rai un mys­tère qui n’a point encore été révélé.

Vous savez, ô mon fils, que de la terre il se fait un arbre, d’un arbre un pour­ceau, d’un pour­ceau un homme. Ne pou­vons-nous donc pas croire, puis­que tous les êtres en la nature ten­dent au plus par­fait, qu’ils aspi­rent à deve­nir hommes, cette essence étant l’achè­ve­ment du plus beau des mixtes et le mieux ima­giné qui soit au monde, étant le seul qui fasse le lien de la vie bru­tale avec l’angé­li­que ? Que ces méta­mor­pho­ses arri­vent, il faut être pédant pour le nier : ne voyons-nous pas qu’un pom­mier, par la cha­leur de son germe comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’envi­ronne ; qu’un pour­ceau dévore ce fruit et le fait deve­nir une partie de soi-même ; et qu’un homme, man­geant le pour­ceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi, et fait enfin revi­vre cet animal sous une plus nombre espèce ? Ainsi ce grand pon­tife que vous voyez la mitre sur la tête était, il n’y a que soixante ans, une touffe d’herbe en mon jardin. Dieu donc étant le Père commun de toutes ses créa­tu­res, quand il les aime­rait toutes également, n’est-il pas bien croya­ble qu’après que, par cette méta­mor­phose plus rai­son­née que la pytha­go­ri­que, tout ce qui sent, tout ce qui végète, enfin après que toute la matière aura passé par l’homme, alors ce grand jour du Jugement arri­vera où font abou­tir les pro­phè­tes les secrets de leur phi­lo­so­phie ? ».

Texte n° 4 : métamorphose du petit peuple parfait dirigé par un roi. (Soleil, p. 239)

« Ayant ainsi parlé, il (le petit roi) sauta de dessus de mon épaule à terre ; ensuite il donna la main à tout son petit peuple, et se mit à danser avec eux d’une sorte de mou­ve­ment que je ne sau­rais repré­sen­ter, parce qu’il ne s’en est jamais vu de sem­bla­ble. Mais écoutez, peu­ples de la terre, ce que je ne vous oblige pas de croire, puis­que au monde où vos mira­cles ne sont que des effets natu­rels, celui-ci a passé pour un mira­cle !

Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agi­ta­tion dans moi, et mon agi­ta­tion dans eux. Je ne pou­vais regar­der cette danse, que je ne fusse entraîné sen­si­ble­ment de ma place, comme par un vor­tice qui remuait de son même branle, et de l’agi­ta­tion par­ti­cu­lière d’un chacun, toutes les par­ties de mon corps ; et je sen­tais épanouir sur mon visage la même joie qu’un mou­ve­ment pareil avait étendue sur le leur. A mesure que la danse se serra, les dan­seurs se brouillè­rent d’un tré­pi­gne­ment beau­coup plus prompt et plus imper­cep­ti­ble : il sem­blait que le des­sein du ballet fût de repré­sen­ter un énorme géant, car à force de s’appro­cher et de redou­bler la vitesse de leurs mou­ve­ments, ils se mêlè­rent de si près, que je ne dis­cer­nai plus qu’un grand colosse à jour, et quasi trans­pa­rent ; mes yeux tou­te­fois les virent entrer l’un dans l’autre.

(…) cette masse humaine, aupa­ra­vant déme­su­rée se rédui­sit peu à peu à former un jeune homme de taille médio­cre (…). Quand ce beau jeune homme fut entiè­re­ment fini (…) je vis entrer, par la bouche, le roi de tous les peu­ples dont il était un chaos (…) tout cet amas de petits hommes n’avait point encore aupa­ra­vant donné aucun marque de vie ; mais aus­si­tôt qu’il eut avalé son petit roi, il ne se sentit plus être qu’un. Il demeura quel­que temps à me consi­dé­rer ; et s’étant comme appri­voisé par ses regards, il s’appro­cha de moi, me caressa, et me don­nant la main etc… »

Texte n° 5 : Discours du premier philosophe (p. 116) : la cironalité universelle (Lune, p. 116)

(p. 116) « Il me reste à vous prou­ver qu’il y a des mondes infi­nis dans un monde infini. Représentez-vous donc l’uni­vers comme un grand animal ; les étoiles, qui sont des mondes, comme d’autres ani­maux dedans lui qui ser­vent réci­pro­que­ment de mondes à d’autres peu­ples tels qu’à nous, qu’aux che­vaux et qu’aux éléphants ; et nous à notre tour, sommes aussi les mondes de cer­tai­nes gens encore plus petits, comme des chan­cres, des poux, des vers, des cirons ; ceux-ci sont la terre d’autres imper­cep­ti­bles. Ainsi, de même que nous parais­sons un grand monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang et nos esprits ne sont autre chose qu’une tis­sure de petits ani­maux qui s’entre­tien­nent, nous prê­tent mou­ve­ment par le leur, et se lais­sant aveu­glé­ment conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous condui­sent nous-mêmes et pro­dui­sent tout ensem­ble cette actions que nous appe­lons la vie »

NB : L’expres­sion « ciro­na­lité uni­ver­selle » se trouve p. 118.

Texte n° 6 : « l’éternelle circulation des petits corps de vie », racontée par un arbre (Soleil, p. 296)

« Les pôles sont les bou­ches du ciel, par les­quel­les il reprend la lumière, la cha­leur et les influen­ces qu’il a répan­dues sur la terre : autre­ment, si tous les tré­sors du soleil ne remon­taient pas à leur source, il y aurait long­temps (toute sa clarté n’étant qu’une pous­sière d’atomes enflam­més qui se déta­chent de son globe) qu’elle serait éteinte, et qu’il ne lui­rait plus ; ou que cette abon­dance de petits corps ignés, qui s’amon­cel­lent sur la terre pour n’en plus sortir, l’auraient déjà consu­mée. Il faut donc, comme je vous l’ai dit, qu’il y ait au ciel des sou­pi­raux où se dégor­gent les réplé­tions de la terre, et d’autres par où le ciel puisse répa­rer ses pertes, afin que l’éternelle cir­cu­la­tion de ces petits corps de vie pénè­trent suc­ces­si­ve­ment tous les globes de ce grand uni­vers. Or les sou­pi­raux du ciel sont les pôles par où il se repaît des âmes de tout ce qui meurt dans les mondes de chez lui, et tous les astres sont les bou­ches et les pores où s’exha­lent dere­chef ses esprits. »

Texte n° 7 : le fonctionnement du cœur (Descartes, Discours de la Méthode, Cinquième partie)

« …je vou­drais qu’on leur fît mon­trer que (…) ; et qu’il y a tou­jours plus de cha­leur dans le cœur qu’en aucun endroit du corps, et, enfin, que cette cha­leur est capa­ble de faire que, s’il entre quel­que gout­tes de sang en ses conca­vi­tés, elle s’enfle promp­te­ment et se dilate, ainsi que font géné­ra­le­ment toutes les liqueurs, lorsqu’on les laisse tomber goutte à goutte en quel­que vais­seau qui est fort chaud.

Car, après cela, je n’ai besoin de dire autre chose pour expli­quer le mou­ve­ment du cœur, sinon que, lors­que ses conca­vi­tés ne sont pas plei­nes de sang, il y coule néces­sai­re­ment de la veine cave dans la droite, et de l’artère vei­neuse dans la gauche ; d’autant que ces deux vais­seaux en sont tou­jours pleins, et que leurs ouver­tu­res, qui regar­dent vers le cœur, ne peu­vent ête bou­chées ; mais que, sitôt qu’il est entré ainsi deux gout­tes de sang, une en cha­cune de ses conca­vi­tés, ces gout­tes, qui ne peu­vent être que fort gros­ses, à cause que les ouver­tu­res par où elles entrent sont fort larges, et les vais­seaux d’où elles vien­nent fort pleins de sang, se raré­fient et se dila­tent, à cause de la cha­leur qu’elles y trou­vent, au moyen de quoi, fai­sant enfler tout le cœur, elles pous­sent et fer­ment les cinq peti­tes portes qui sont aux entrées des deux vais­seaux d’où elles vien­nent, empê­chant ainsi qu’il ne des­cende davan­tage de sang dans le cœur ; et conti­nuant à se raré­fier de plus en plus, elles pous­sent et ouvrent les six autres peti­tes portes qui sont aux entrées des deux autres vais­seaux par où elles sor­tent, fai­sant enfler par ce moyen toutes les bran­ches de la veine arté­rieuse et de la grande artère, quasi au même ins­tant que le cœur ; lequel, inconti­nent après, se désen­fle, comme font aussi ces artè­res, à cause que le sang qui y est entré s’y refroi­dit, et leurs six peti­tes portes se refer­ment, et les cinq de la veine cave et de l’artère vei­neuse se rou­vrent, et don­nent pas­sage à deux autres gout­tes de sang, qui font dere­chef enfler le cœur et les artè­res, tout de même que les pré­cé­den­tes. »

Theophrastus redivivus (1659)

(Traité ano­nyme, en latin)

- Première édition : Theophrastus redi­vi­vus, Guido Canziani et Gianni Paganini, Theophrastus redi­vi­vus, Edizione prima e cri­tica a cura di Guido Canziani e Gianni Paganini, Introduzione p. XV-LII. Nota sto­rico-cri­tica p. LIII-CXXIII. Deux volu­mes, 996 p., Firenze, La nuova Italia edi­trice, 1981.
- Traduction du traité VI, Paris, Gallimard, la Pléiade Libertins du XVIIe siècle, 2004.
- Titre com­plet : Theophrastus redi­vi­vus, sive his­to­ria de iis quae dicun­tur de diis, de mundo, de reli­gione, de anima, infe­ris et dae­mo­ni­bus, de contem­nen­da­morte, de vita secun­dum natu­ram. Opus ex phi­lo­so­pho­rum opi­nio­ni­bus construc­tum et doc­tis­si­mis theo­lo­gis ad diruen­dum pro­po­si­tum. (Theophrastus res­sus­cité, ou l’his­toire des choses qui ont été dites au sujet des dieux, du monde, de la reli­gion, de l’âme, des enfers et des démons, de la mort à mépri­ser, de la vie selon la nature. Ouvrage cons­truit à partir des opi­nions des phi­lo­so­phes et pro­posé aux très doctes théo­lo­giens pour sa démo­li­tion.

Texte n° 1 : Th., traité VI, chapitre I : « Où l’on montre ce qu’est vivre selon la nature et dans le bonheur », p. 784-585

(Traduction per­son­nelle. Cf. aussi l’extrait tra­duit dans la Pléiade, p. 220-221)

L’auteur vient de dire que le bon­heur consiste à vivre confor­mé­ment la nature.

« Ainsi, il faut com­pren­dre que ce qui convient à la nature et sa fin, c’est de vivre selon la vertu, c’est-à-dire d’après l’expé­rience de ce qui est conforme à la nature com­mune aussi bien aux bêtes (bru­to­rum) qu’aux hommes, en ne fai­sant rien de ce qui est inter­dit par cette loi com­mune. Et c’est la droite raison infu­sée par la nature dans chaque animal (ani­ma­lium) qui lui per­suade ce qu’il doit fuir, ce qu’il doit pour­sui­vre. On peut par­fai­te­ment rap­por­ter ceci à la thèse pré­ci­tée de Panétius : vivre, assu­ré­ment, selon les appé­ti­tions infu­sées par la nature les­quel­les, à n’en pas douter, por­tent sur ce qui pour chacun est mau­vais et qu’il doit fuir, et sur ce qui est bon et qu’il doit pour­sui­vre. L’appé­ti­tion, en effet, est un affect situé dans la volonté qui la pousse vers ce qui est bien ou mal pour lui, et l’incline en pro­por­tion de l’exci­ta­tion reçue par l’objet. Il est évident que l’expé­rience de ce qui est conforme à la nature n’est rien d’autre que les appé­ti­tions infu­sées par la nature dans chaque animal (ani­ma­lium) afin qu’il embrasse ce qui est bien pour lui et qu’il évite aussi ce qui est mal pour lui. L’expé­rience, en effet, nous montre que ces appé­ti­tions sont uni­ver­sel­le­ment pré­sen­tes, et de façon égale, chez tous les êtres animés (ani­man­tes) : aucun d’entre eux n’en est privé, dans la mesure où elles sont abso­lu­ment néces­sai­res à la conser­va­tion des êtres animés (ani­man­tium), ce qui est le pre­mier souci de la nature. Sa loi suprême est que tout animal prenne soin de lui-même, et veille sa propre conser­va­tion. »

Texte n° 2 : Th., traité VI, chapitre I, p. 786-787

(Traduction per­son­nelle. Cf. aussi l’extrait tra­duit dans la Pléiade, p. 223-225)

« Les lois ori­gi­nai­res de la société civile aux­quel­les leurs auteurs attri­buent men­son­gè­re­ment une opi­nion divine, à savoir « n’offense per­sonne », « aime ton pro­chain comme toi-même », « ne fais pas à autrui ce que tu neveux pas qu’on te fasse », sont des lois ins­tau­rées non par des hommes ou des dieux, mais par la nature elle-même, et elles sont inti­me­ment liées à cette loi évoquée plus haut, celle de la conser­va­tion de l’animal (ani­ma­lium). De fait, par son geste, celui qui offense autrui sus­cite une ven­geance et se trouve offensé à son tour. En effet, il y a un lien étroit entre com­met­tre et subir l’offense, dit Sénèque ; la nature nous pres­crit et nous ensei­gne à tous que l’injus­tice fait contre­poids à l’injus­tice, la force à la force, ce qui ne peut arri­ver sans entraî­ner un grand désor­dre. C’est pour­quoi, il veille et pense à lui-même, celui qui n’offense per­sonne et pour­suit un bien qui le concerne plus lui-même qu’autrui et qui se préoc­cupe d’abord de la conser­va­tion de soi. La sécu­rité de tout homme requiert que les autres ne soient pas offen­sés par lui. Ainsi, n’offen­ser per­sonne et se conser­ver soi-même sont une seule et même chose. D’où on dit très sage­ment : aime ton pro­chain comme toi-même, car il est évident que si nous l’aimons, nous ne l’offen­sons pas et nous ne lui offrons pas l’occa­sion de nous offen­ser, et de cette manière nous nous conser­vons nous-mêmes. De même on a décidé à très juste titre : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qui te soit fait. Car, en trai­tant un autre de façon injuste, chacun doit pré­voir que celui qui a été offensé va le payer de retour. Et parce que nul n’est sensé vou­loir être offensé ni traité de façon injuste, le conseil est juste qui dit à chacun de ne pas faire ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse. Et si par hasard, on en trou­vait un qui voulût qu’on lui fît une injus­tice, il ne com­met­trait pas de faute par son offense parce qu’il se sou­met­trait à la même injus­tice. Mais, en vérité, il n’y a aucun animal (animal), à part un dément et un insensé, chez qui sur­vient un tel esprit et une telle volonté parce qu’il s’écarterait du souci et de la conser­va­tion de soi qui sont infusé par la nature, ce qui ne semble pas conforme à la nature, bien plus c’est mani­fes­te­ment tout à fait contraire à ses lois qui ten­dent seu­le­ment à la conser­va­tion de soi-même. C’est de cette manière que la nature a prévu le main­tien de la société de tous les ani­maux (ani­ma­lium) et, quand elle a ordonné à chacun de penser à soi-même, elle a voulu que les indi­vi­dus veillent et pen­sent à l’ensem­ble, et elle a posé très sage­ment la conser­va­tion de tous dans la sécu­rité de chacun. Telles sont cette droite raison qui est le lot de tous les êtres animés (ani­man­tes) et la loi / com­mune qui a été mise dès leur nais­sance (inge­ne­rata) par la nature dans tous les ani­maux (ani­ma­lium). »

Texte n° 3 : Th. traité VI, chapitre I, p. 802-804

(Traduction de la Pléiade, p. 244-246)

« Or ce bon­heur natu­rel concerne non seu­le­ment l’homme, mais de manière égale l’ensem­ble des êtres animés (ani­man­tia) : ces êtres, dis-je, que nous appe­lons des bêtes sau­va­ges (bruta), ont droit, tout comme les hommes, à cette sorte de bon­heur. En effet, la nature leur a accordé à tous, à égalité, les mêmes impul­sions qu’aux humains, la même raison et le même souci de se conser­ver, et elle a voulu qu’au sein du règne animal dans son entier (inter cuncta ani­man­tia) il n’y ait aucune dis­cri­mi­na­tion liée à a condi­tion mais seu­le­ment à l’espèce. En consé­quence elle a attri­bué à tous les mêmes facultés – à savoir com­pren­dre, per­ce­voir, rai­son­ner, agir, se mou­voir, et fina­le­ment toutes les facultés qui signi­fient qu’on vit et qu’on existe. Pour la beauté du monde, ils dif­fè­rent par l’espèce, tout comme les végé­taux et les miné­raux ; ils dif­fè­rent aussi par la figure et la forme, pour qu’on ne les confonde pas, et qu’on puisse au contraire les reconnaî­tre et les dis­tin­guer, de la même manière que les végé­taux et les miné­raux. Mais de même qu’une caté­go­rie miné­rale ou végé­tale ne dif­fère pas d’une autre quant à la condi­tion, et que l’un n’a pas plus de valeur que l’autre au regard de la nature dans son ensem­ble, de même aucune espèce ani­male ne dif­fère des autres par la condi­tion, ni n’a de plus grande valeur. Toutes sont égales au regard de la nature, donc tous les êtes animés ont leur part du bon­heur natu­rel ; et, même, les hommes, parce que les lois et les opi­nions qu’ils ont ins­ti­tuées les ont plon­gés dans une confu­sion totale, peu­vent être dits beau­coup plus mal­heu­reux que le reste des êtres animés (ani­ma­lia)5. D’où le propos tenu par Cicéron, qui cite Ménandre (De la nature des dieux, livre II), selon lequel tous les ani­maux sont très heu­reux, et ont beau­coup plus d’esprit que les hommes. Si, donc, après avoir foulé aux pieds les lois et les opi­nions, ils sont rame­nés vers la nature, il ne fait assu­ré­ment aucun doute qu’ils avoue­ront eux-mêmes que l’homme n’est en rien supé­rieur aux autres êtres animés (ani­ma­li­bus) ni dif­fé­rent d’eux, mais que seule l’espèce les dis­tin­gue, comme c’est le cas pour le cheval, le chien, la vache, l’éléphant et les autres espè­ces. Entre celles-ci, s’il y a une dif­fé­rence, elle ne peut être fondée sur la condi­tion, mais sur un autre cri­tère, dont nous par­le­rons dans les pages qui sui­vent6. Mais les hommes ont mis un comble à la confu­sion qui les a saisis quand ils se sont placés au-dessus du reste des êtres animés (ani­ma­li­bus), comme si la nature avait pro­duit un élément supé­rieur à un autre, dans l’inten­tion d’ins­tau­rer un maître au sein du règne animal. Assurément si elle a ordonné qu’un animal soit le maître des autres, il semble qu’elle a attri­bué la domi­na­tion au plus fort et au plus puis­sant ; et par consé­quent ce n’est pas l’homme, qui est bien plus faible qu’une infi­nité d’autres, mais plutôt l’éléphant, ou d’autres ani­maux d’une vigueur simi­laire, qui rece­vra en par­tage la maî­trise de tous les autres. Il faut donc mettre à mal cet orgueil de l’homme, abso­lu­ment into­lé­ra­ble, voire l’anéan­tir de fond en comble, en mon­trant que ceux-ci ne dif­fè­rent en aucune manière des autres êtres animés (ani­ma­li­bus) sinon selon l’espèce, qu’ils n’ont pas de dons supé­rieurs aux autres prin­ci­pa­le­ment en ce qui concerne la raison, et qu’ils n’ont par nature aucun droit ni pou­voir sur le reste des ani­maux (ani­ma­li­bus), mais que pour les hommes, il y a égalité et condi­tion com­mune avec le reste des autres êtres animés (ani­ma­li­bus). »

[Le cri­tère annoncé plus haut va main­te­nant être exa­miné.]

Texte n° 4 : Th. Traité VI, chapitre II « Où l’on fait voir que l’homme ne diffère des autres animaux (animalia), que par l’espèce, n’est pas plus puissant qu’eux par ses dons et ses facultés, et que sa raison ne lui confère aucun pouvoir ni aucun droit sur eux, amis qu’il y a égalité et condition commune entre tous les êtres animés (animantia) », p. 806.

(tra­duc­tion de la Pléiade, p. 249-250)

« De fait, pour quelle raison pense-t-on qu’une telle dis­cri­mi­na­tion existe en faveur de celui-ci plutôt qu’en faveur de tous les autres ? Et pour­quoi ceux-ci ne sont-ils pas pré­fé­rés à l’homme ? En effet, leurs espè­ces, de même que l’humaine, ont cha­cune obtenu de la nature des dons par­ti­cu­liers, dont elles sont sus­cep­ti­bles de se pré­va­loir pour pou­voir être pré­fé­rées aux autres. L’éléphant mettra en avant sa grande taille et la capa­cité d’appren­tis­sage (doci­li­ta­tem) de son esprit, le lion son cou­rage, le cheval et le cerf leur endu­rance, l’aigle son acuité visuelle - de même que le lynx et la chèvre -, le loup son ouïe - de même que le rat- le chien son odorat, le renard sa ruse, la fourmi sa pru­dence, l’abeille son intel­li­gence, et il en ira de même pour tous les autres, qui sont innom­bra­bles. Et il n’est aucune espèce qui ne pos­sède ces dons par­ti­cu­liers à l’état de bien plus grande per­fec­tion que chez tous les autres qui en dis­po­sent aussi, et c’est pour­quoi on les qua­li­fie de dons par­ti­cu­liers et carac­té­ris­ti­ques. Par exem­ple, l’homme voit de même que les autres êtres animés (ani­ma­lia) voient, mais pas avec la même acuité que l’aigle ; ils enten­dent aussi, mais le loup l’emporte sur tous les autres par son ouïe. Et s’il fal­lait attri­buer à quel­que animal un droit et un pou­voir en raison de quel­que supé­rio­rité par­ti­cu­lière, il est abso­lu­ment cer­tain qu’on ne pour­rait en aucune manière le dési­gner, vu l’impos­si­bi­lité d’affir­mer lequel parmi tous l’emporte le plus en fonc­tion de l’ensem­ble des qua­li­tés natu­rel­les. Et c’est pour­quoi il faut dire que tous sont sem­bla­bles par la condi­tion et égaux selon une nature iden­ti­que et qu’ils ne dif­fè­rent en aucune façon les uns des autres. C’est donc injus­te­ment que l’homme se place au-dessus d’eux, alors que nous le voyons vaincu et lar­ge­ment dépassé par tous les autres dans bien des domai­nes, que ce soit par la puis­sance phy­si­que ou par les sens exter­nes - et même inter­nes, comme nous le mon­tre­rons bien­tôt. »

[Après avoir montré l’infé­rio­rité de l’homme pour les sens exter­nes, l’Auteur ano­nyme passe à son infé­rio­rité pour les « sens inter­nes » c’est à dire les facultés intel­lec­tuel­les, com­pren­dre, juger, rai­son­ner]

Texte n° 5 : Th. traité VI, chapitre II, p. 809

(Traduction de la Pléiade p. 252-253)

« Et, même pour les sens inter­nes, nous pou­vons affir­mer que tous les autres ani­maux sont supé­rieurs à l’homme : de fait, la per­fec­tion des sens inter­nes naît de la per­fec­tion des sens exter­nes, si bien que celui qui voit avec plus d’acuité com­prend mieux l’objet qu’il a vu, rai­sonne mieux sur lui et le veut et le désire avec plus de cons­tance et de fer­meté. En effet, comme les sens pré­si­dent à tout le pro­ces­sus de la connais­sance (ainsi que nous l’avons rap­porté ailleurs7), il n’est pas dou­teux que le déten­teur de sens les plus précis et les plus péné­trants soit mieux) même de juger et de dis­tin­guer les choses. (…) Et l’intel­li­gence et la capa­cité de rai­son­ner pren­nent forme par l’inter­mé­diaire de la fan­tai­sie ou ima­gi­na­tion ; or l’ima­gi­na­tion saisit toute chose par l’inter­mé­diaire des sens exter­nes. »

Texte n° 6 : Th. traité VI, chapitre II, p. 810

(Traduction de la Pléiade, p. 253-254)

[L’auteur a dis­tin­gué « dis­cours inté­rieur » ou « raison » (« sermo intrin­se­cus » ou « ratio »), et « dis­cours exté­rieur » ou « parole » (« sermo extrin­se­cus » ou « loquela »).]

« On croit que ces facultés sont en l’homme les prin­ci­paux dons de la nature, par les­quels il pré­tend être si fort être supé­rieur aux autres êtres animés, au point d’en tirer un orgueil déme­suré ; mais pré­ci­sé­ment pour cette raison il faut le rame­ner à sa soli­da­rité avec les autres parce qu’il est établi que tous les autres ani­maux sont pour­vus de ces dons à égalité avec lui ; mieux, pour ce qui est de la raison, on peut légi­ti­me­ment affir­mer qu’elle est chez cer­tains êtres que nous qua­li­fions de bêtes sau­vage (bruta) supé­rieure à ce qu’elle est chez cer­tains hommes, et ainsi nous affir­mons qu’il y a plus de dif­fé­rence d’un homme à un homme que d’un homme à une bête sau­vage, et que cer­tains hommes, moins rai­son­na­bles que des bêtes en com­pa­rai­son d’autres hommes plus rai­son­na­bles, doi­vent être comp­tés au nombre des bêtes. »

Texte n° 7 : texte de référence. Montaigne, Essais I, XLII « De l’inequalité qui est entre nous », éd. Pierre Villey, réimpr. 1965, Paris, PUF, p. 258

« Plutarque dit en quel­que lieu qu’il ne trouve point de si grande dis­tance de beste à beste, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suf­fi­sance de l’ame et qua­li­tez inter­nes. A la vrité, je trouve si loing d’Epaminondas, comme je l’ima­gine, jus­ques à tel que je connais, je dy capa­ble de sens commun, que j’enche­ri­rois volon­tiers sur Plutarque ; et dirois qu’il y a plus de dis­tance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste »

Texte n° 8 : Th. traité VI, chapitre II, p. 811-816

(Traduction per­son­nelle. Passages cor­res­pon­dant dans la Pléiade, p. 254.)

(Th. p. 811) « En effet, il n’y a chez les ani­maux (ani­ma­li­bus) aucune raison si ce n’est celle qui pro­vient des sens ; de fait, la raison n’est rien d’autre qu’un dis­cours par lequel nous dis­tin­guons le vrai du faux et le bien du mal, et par lequel nous concluons les choses faus­ses et nui­si­bles, et les vraies et utiles à embras­ser. »

[Suivent de nom­breux exem­ples de « raison » chez les ani­maux autres que les hommes : chiens, éléphant, renard etc. sou­vent tirés de Sextus Empiricus, ou de Plutarque, tout comme l’a fait avant lui, Montaigne. Parmi eux, l’exem­ple du chien ou du renard : ]

(Traduction per­son­nelle. Passages cor­res­pon­dants, dans la Pléiade, p. 256-263)

(Th. p. 816, Pléiade p. 256-257) « le chien (…) choi­sit les choses qui lui sont utiles et fuit celles qui lui sont nui­si­bles ; tous les ali­ments qui sont comes­ti­bles pour lui, il les connait ; il les cher­che et les pour­suit et ne recule que devant la menace d’un fouet. Mais il pos­sède aussi l’art de se pro­cu­rer ce qui lui est par­ti­cu­lier, à savoir l’art de la chasse. Quant à la vertu, il n’en est pas dénué : si la jus­tice est le fait d’accor­der à chacun ce qu’il mérite, le chien puisqu’il approuve et garde ceux qui se sont bien com­por­tés avec lui-même, alors qu’il punit les étrangers et ceux qui lui font du tort, n’est pas dénué de jus­tice. (…) Chrysippe veut que le chien par­ti­cipe à la dia­lec­ti­que et par­vienne à la connais­sance que four­nit la troi­sième opé­ra­tion de l’esprit, dans les mul­ti­ples bran­ches du rai­son­ne­ment ana­po­dec­ti­que, c’est à dire démons­tra­tif : arrivé à un car­re­four, sur les trois voies il en a déjà exploré deux par les­quel­les des ani­maux sau­va­ges ne sont pas passés et, sans même avoir exploré la troi­sième, il s’y engage aus­si­tôt d’un grand élan (…)

(Th. p. 819-820, Pléiade p. 262-263) « …exem­ples tirés de Plutarque. Un chien voyant une cruche d’huile à moitié pleine, comme il ne pou­vait pas attein­dre l’huile avec sa langue, jeta des cailloux dans la cruche pour qu’ainsi l’huile s’élevât et arri­vât plus faci­le­ment à lui. Vraisemblablement, dit Plutarque, son rai­son­ne­ment est le sui­vant : les cailloux sont lourds, ils des­cen­dront donc dans le fond de la cruche ; l’huile en revan­che est légère, par consé­quent elle s’élèvera vers le haut et sur­na­gera, quand les cailloux feront chan­ger de place l’huile qui repose au fond. Cet exem­ple met très clai­re­ment en lumière un dis­cours énonciatif et une argu­men­ta­tion par­faite, donc un intel­lect et une raison, et il ne peut être rap­porté à aucun sens externe, comme on rap­porte à l’odorat ce que nous savons dit plus haut des chiens à un car­re­four. Ajoutons un autre exem­ple, à savoir celui du renard, dont les Thraces ont cou­tume d’uti­li­ser l’aide, et avec succès, quand ils veu­lent tra­ver­ser des fleu­ves pris par les glaces : en effet, le renard appro­che l’oreille de la glace et, si le mur­mure de l’eau qui glisse en des­sous par­vient à son oreille, il en infère que la glace n’est pas assez solide et capa­ble de sup­por­ter du poids, et alors il recule. Mais quand il n’entend aucun mur­mure de l’eau, il en conclut que la glace est assez solide et capa­ble de sup­por­ter du poids, et alors il passe par-dessus. Or cela ne peut se faire par la seule finesse de l’ouïe et sans aucun dis­cours et ratio­ci­na­tion. Et il est pro­ba­ble que le renard tire dans son for inté­rieur la conclu­sion sui­vante : tout ce qui émet un mur­mure bouge et fait aussi bouger ; ce qui bouge n’est pas durci par la glace ; ce qui n’est pas durci par la glace est liquide ; ce qui est liquide n’est pas capa­ble de sup­por­ter un poids. C’est ce rai­son­ne­ment que tien­drait en vérité un homme qui a la raison en par­tage. Or du même effet on peut induire la cause8. Donc il existe une raison chez les bêtes sau­va­ges tout comme chez l’homme. »

Texte n° 9 : texte de référence. Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes (que l’Anonyme reproduit approximativement)

« Selon Chrysippe (secun­dum Chrisippum), qui pour­tant est extrê­me­ment hos­tile aux ani­maux sans raison (alogoi), le chien a même part à leur fameuse dia­lec­ti­que. Ainsi le phi­lo­so­phe pré­cité dit que le chien a recours au cin­quième indé­mon­tra­ble com­posé de plu­sieurs bran­ches (tertii noti­tiam per multa ana­po­dicta cin­se­qui [par­ti­ceps est]), quand, étant arrivé à un car­re­four de trois voies et ayant reconnu par son flair que le gibier n’a pas emprunté deux de ces voies, il se pré­ci­pite immé­dia­te­ment dans la troi­sième sans l’avoir flai­rée. En effet, dit cet auteur ancien, le chien fait en puis­sance le rai­son­ne­ment sui­vant (ratio­ci­na­re­tur hoc modo) : « Le gibier a pris soit celle-ci, soit celle-là, soit celle-là, or ce n’est ni celle-ci ni celle-là ; donc c’est celle-là » (aut hac, aut istac, aut illac tran­siit fera : neque autem hac, neque istac : ergo illac). Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrho­nien­nes, I, 14, 69, éd. H. Estienne, p. 24-25.

Texte n° 10 : texte de référence. Montaigne Essais, II, 12, p. 463 [A]. (qui se réfère à la fois à Sextus et à Plutarque)

« Chrysippus, bien que en toutes autres choses autant des­dai­gneux juge de la condi­tion des ani­maux que nul autre phi­lo­so­phe, consi­de­rant les mou­ve­ments du chien qui, se ren­contrant en un car­re­four à trois che­mins, ou à la queste de son mais­tre qu’il a esgaré, ou à la pour­suitte de quel­que proye qui fuit devant luy, va essayant l’un chemin apres l’autre, et, apres s’estre asseuré des deux et n’y avoir trouvé la trace de ce qu’il cher­che, s’eslance dans le troi­siesme sans mar­chan­der, il est contraint de confes­ser qu’en ce chien là un tel dis­cours se passe : J’ay suivy jus­ques à ce carre-four mon mais­tre à la trace ; il faut neces­sai­re­ment qu’il passe par l’un de ces trois che­mins ; ce n’est ny par cettuy-cy, ny par celuy-là ; il faut donc infailli­ble­ment qu’il passe par cet autre ; et que, s’asseu­rant par cette conclu­sion et dis­cours, il ne se sert plus de son sen­ti­ment au troi­siesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s’y laisse empor­ter par la force de la raison. Ce traict pure­ment dia­lec­ti­cien et cet usage de pro­po­si­tions divi­sées et conjoinc­tes et de la suf­fi­sante enu­me­ra­tion des par­ties, vaut-il pas autant que le chien le sçache de soy que de Trapezonce [i.e. George de Trézibonde] »

Texte n° 11, texte de référence : Montaigne, Essais II, XII, p. 460

« Par ainsi le renard, dequoy se ser­vent les habi­tans de la Thrace, quand ils veu­lent entre­pren­dre de passer par dessus la glace de quel­que riviere gelée, et le laschent devant eux pour cet effect, quand nous le ver­rions au bord de l’eau appro­cher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s’il orra d’une longue ou d’une voi­sine dis­tance, bruire l’eau cou­rant au des­soubs, et selon qu’il trouve par là, qu’il y a plus ou moins d’espes­seur en la glace, se recu­ler, ou s’avan­cer, n’aurions nous pas raison de juger qu’il luy passe par la teste ce mesme dis­cours, qu’il feroit en la nostre : et que c’est une ratio­ci­na­tion et conse­quence tirée du sens natu­rel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie soubs le faix. Car d’attri­buer cela seu­le­ment à une viva­cité du sens de l’ouye, sans dis­cours et sans conse­quence, c’est une chi­mere, et ne peut entrer en nostre ima­gi­na­tion. De mesme faut-il esti­mer de tant de sortes de ruses et d’inven­tions, de quoy les bestes se cou­vrent des entre­pri­ses que nous fai­sons sur elles. »

Titres des chapitres suivants du traité VI du Theophrastus redivivus

Theophrastus redi­vi­vus, traité VI, cha­pi­tre III : « Où l’on rend clair qu’il y a une égalité et une com­mu­nauté ente tous les êtres animés, et que les hommes les ont sup­pri­mées par les lois, sur­tout, par les arts et les scien­ces. Par eux, aussi, il est établi qu’ils se sont ôté la liberté natu­relle. Ils ont fait tout cela pour s’élever au-dessus des autres ani­maux, mais cela n’empê­che pas qu’ils doi­vent être rame­nés à leur soli­da­rité avec eux dont ils ne dif­fè­rent en aucune manière.

Theophrastus redi­vi­vus, traité VI, cha­pi­tre IV : « Le modèle du sage. Où l’on rend clair quelle est la vie de celui qui veut vivre selon la nature »

« animalia » : donc mieux vaudrait traduire par « animaux ».

Ce critère va être examiné dans le texte III.

Dans le préambule du Theophrastus, a été énoncé le principe empirique « rien ne vient à l’esprit qui ne soit passé par les sens », mais ce principe épistémologique est affirmé et répété tout au long des six traités, tout comme le principe épicurien de l’anticipation (on ne peut avoir une idée que de ce que l’on a déjà perçu par les sens).

Même raisonnement chez Montaigne : « Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bestes facent par inclination naturelle et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects, pareilles facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches : et confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à oeuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure », op. cit.p. 460.

« animalia » : donc mieux vaudrait traduire par « animaux ».

Ce critère va être examiné dans le texte III.

Dans le préambule du Theophrastus, a été énoncé le principe empirique « rien ne vient à l’esprit qui ne soit passé par les sens », mais ce principe épistémologique est affirmé et répété tout au long des six traités, tout comme le principe épicurien de l’anticipation (on ne peut avoir une idée que de ce que l’on a déjà perçu par les sens).

Même raisonnement chez Montaigne : « Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bestes facent par inclination naturelle et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects, pareilles facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches : et confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à oeuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure », op. cit.p. 460.