Quoi de plus révoltant et de plus dégoûtant que d’égorger les bestiaux et de les dépecer publiquement ? On marche dans le sang caillé. Il y a des boucheries où l’on fait passer le bœuf sous l’étalage des viandes : l’animal voit, flaire, recule ; on le tire, on l’entraîne ; il mugit, les chiens lui mordent les pieds, tandis que les conducteurs l’assomment pour le faire entrer au lieu fatal. Un mouton meurtri de coups succombait au milieu de la rue dauphine à la fatigue ; le sang lui ruisselait par les yeux ; tout-à-coup une jeune fille en pleurs se précipite sur lui, soutient sa tête, qu’elle essuie d’une main avec son tablier, et de l’autre un genou en terre, supplie le boucher, dont le bras était déjà levé pour frapper encore. Cela n’est-il pas à peindre ? Quand verrai-je ce petit tableau au salon du Louvre ? En traversant les rues de Paris, regardant et écoutant tout, selon ma coutume, j’ai entendu un mot sublime d’une femme du peuple. Un garçon boucher, armé de son bâton noueux, voulait accélérer la marche tardive d’un veau qui, arraché à la mamelle de sa mère, faible, ne pouvait avancer ; la femme lui cria : tue-le, barbare, mais ne le frappe point. Lorsqu’on rapproche ces images de sang et de carnage des mœurs des gentoux ; quand on lit qu’un gentou , à qui on avait fait avaler de force une cuillerée de bouillon de bœuf, fut déshonoré, anathématisé, banni de la société, abandonné de sa femme et de sa fille, qui refusèrent de communiquer avec lui, parce que sa langue avait goûté involontairement du jus d’un animal broutant, on observe avec surprise la différence qui se trouve entre l’habitant du Bengale et l’habitant de la rue des boucheries.
Il faut convenir qu’il n’y a rien de moins philosophique que ce qu’il [Buffon] dit sur la chasse. Si son nom ne m’en imposait, je dirais volontiers qu’il a fait là une déclamation de rhétorique enflée de mots, dépourvue d’idées, et surtout de ce sens qui ne doit jamais quitter le vrai philosophe (…) En effet, sans vouloir étayer la vérité par l’art futile des déclamations qui la déshonore, il n’y a point de plaisir d’un être qui pense que celui de la chasse. Avec des principes moins étroits, on pourrait peut-être tolérer celle qui pourvoit à la nourriture de l’homme et même au plaisir de la table ; mais il fallait que l’homme soit bien dégradé, et un animal dépravé en tout sens, pour avoir réduit en principe l’art de forcer le cerf, et de faire expirer dans de longs tourments l’animal innocent et tranquille qui habite les forêts sans incommoder aucune créature vivante, et qui n’emploie la force, la légèreté, la ruse, tous les talents qu’il a reçu de la nature, qu’à éviter la cruauté et l’acharnement d’un ennemi qu’il n’a jamais offensé. Cette espèce de chasse n’est donc aux yeux du sage que l’occupation honteuse et coupable d’un insensé, cent fois plus farouche que la bête qu’il poursuit, et qui, méprisant les lois de la nature, en trouble sans cesse l’ordre et l’harmonie. Je sais que la plupart de ceux qui en font leur amusement journalier ne sont pas coupables à ce point-là ; ils se livrent à un exercice qu’ils croient noble et honnête ; ils sont bien éloignés de s’en faire un crime ; mais la réflexion aurait dû les éclairer et les convaincre qu’il n’y a rien de plus barbare et de plus opposé à la générosité dont ils se piquent que de chercher son amusement dans les tourments et dans le long supplice d’un être vivant ; et si l’habitude, l’éducation et l’usage les détournent de ces réflexions, du moins ceux qui pensent et qui passent leur vie dans la recherche de la vérité ne doivent jamais la trahir ni négliger ses augustes droits.
Vous savez que la maison de Mme de Wolmar n’est pas loin du lac, et qu’elle aime les promenades sur l’eau. Il y a trois jours que le désœuvrement où l’absence de son mari nous laisse et la beauté de la soirée nous firent projeter une de ces promenades pour le lendemain. Au lever du soleil nous nous rendîmes au rivage ; nous prîmes un bateau avec des filets pour pêcher, trois rameurs, un domestique, et nous nous embarquâmes avec quelques provisions pour le dîner. J’avais pris un fusil pour tirer des besolets ; mais elle me fit honte de tuer des oiseaux à pure perte et pour le seul plaisir de faire du mal. Je m’amusais donc à rappeler de temps en temps des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons ; et je ne tirai qu’un seul coup de fort loin sur une grèbe que je manquai. Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à cinq cents pas du rivage. La pêche fut bonne ; mais, à l’exception d’une truite qui avait reçu un coup d’aviron, Julie fit tout rejeter à l’eau. « Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent ; délivrons-les : jouissons du plaisir qu’ils auront d’être échappés au péril. » Cette opération se fit lentement, à contre-cœur, non sans quelques représentations ; et je vis aisément que nos gens auraient mieux goûté le poisson qu’ils avaient pris que la morale qui lui sauvait la vie.
Il est dit en quelque endroit des Ecritures apocryphes de nos christicoles qu’un certain grain de mauvaise semence a été semé, dans le commencement, dans le cœur d’Adam, Granum seminis mali, semi natum est in corde Adam ab initio (Esd., 4,30). Il semble en effet que ce grain de mauvaise semence se trouve encore maintenant dans le cœur de tous les hommes, et que c’est ce mauvais grain de méchanceté ou ce grain de mauvaise semence qui leur fait encore tous les jours trouver du plaisir à mal faire, et particulièrement à exercer, comme ils font, leur cruauté envers ces pauvres, douces, et innocentes bêtes, en les tyrannisant, en les tuant, en les assommant, et en les égorgeant impitoyablement comme ils font tous les jours, pour avoir le plaisir de manger leur chair. Pour moi, quoique je ressente assez dans moi même les mauvaises impressions ou les mauvais effets de ce maudit grain de mauvaise semence, je puis néanmoins dire que je n’ais jamais rien fais avec tant de répugnance, que lorsqu’il me fallait dans certaines occasions couper, ou faire couper la gorge à quelques poulets ou pigeonneaux, ou qu’il me fallait faire tuer quelques porcs. Je proteste que je ne l’ai jamais fais qu’avec beaucoup de répugnance et avec une extrême aversion, et si j’eusse été tant soit peu superstitieux, ou enclin à la bigoterie de religion, je me serais infailliblement mi du parti de ceux qui font religion de ne jamais tuer de bêtes innocentes, et de ne jamais manger de leur chair. Je hais de voir seulement les boucheries, et les bouchers, et je n’ai jamais su penser sans horreur, à cet abominable carnage et sacrifice de bêtes innocentes que le roi Salomon fit faire, pour la dédicace de son temple, où il fit égorger jusques à vingt deux mille bœufs, et cent vingt mil moutons ou brebis (Reg., 8,63). Quel carnage ! Que de sang répandu ! Que de bêtes innocentes à écorcher ! Que de chairs à rôtir ! et à brûler ! Comment s’imaginer, et se persuader qu’un Dieu infini en grandeur, en majesté, en douceur et infiniment sage, n’aurait voulu prendre pour ses sacrificateurs que des bouchers ? que des égorgeurs, et des écorcheurs de bêtes, et qu’il n’aurait voulu faire qu’une vilaine boucherie, de son temple et de son tabernacle ? Comment s’imaginer, et se persuader qu’il aurait pris plaisir à voir égorger et à faire cruellement égorger tant d’innocentes bêtes, comment s’imaginer, qu’il aurait pris plaisir à voir couler leur sang ? et à les voir si pitoyablement expirer ? Et enfin comment s’imaginer et se persuader qu’il aurait pris plaisir à sentir l’odeur et la fumée de tant de chairs brûlées. Si cela était comme les susdits prétendus saints Livres, et les susdites prétendues saintes et divines révélations le témoignent, il serait vrai de dire qu’il n’y aurait jamais eu de tyrans si sanguinaires, ni de bêtes sauvages si carnassières qu’aurait été un tel Dieu ! Ce qui est manifestement indigne, et tout à fait indigne de penser d’un Etre qui serait infiniment parfait, c’est à dire infiniment bon, et infiniment sage. D’où il s’ensuit manifestement que l’institution de tels sacrifices, est faussement attribuée à un Dieu, et que les prétendues révélations qui la lui attribuent ne sont que des fausses révélations, c’est à dire qu’elles ne sont que des erreurs et des illusions, ou des mensonges et des impostures ; ce qui fait manifestement voir que ces sortes de sacrifices, non plus que tous les autres, ne sont que de l’institution et de l’invention des hommes trompeurs qui ne cherchent qu’à tromper les autres.
Nous n’avons jamais pu avoir l’idée du bien et du mal que par rapport à nous. Les souffrances d’un animal nous semblent des maux, parce que étant animaux comme eux, nous jugeons que nous serions fort à plaindre, si on nous en faisait autant. Nous aurions la même pitié d’un arbre, si on nous disait qu’il éprouve des tourments quand on le coupe, et d’une pierre, si nous apprenions qu’elle souffre quand on la taille ; mais nous plaindrions l’arbre et la pierre beaucoup moins que l’animal, parce qu’ils nous ressemblent moins. Nous cessons même bientôt d’être touchés de l’affreuse mort des bêtes destinées pour notre table. Les enfants qui pleurent la mort du premier poulet qu’ils voient égorger, en rient au second. Enfin, il n’est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal, au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu’y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres ? Non seulement nous passons notre vie à tuer et à dévorer ce que nous avons tué, mais tous les animaux s’égorgent les uns les autres ; ils y sont portés par un attrait invincible. Depuis les plus petits insectes jusqu’au rhinocéros et à l’éléphant, la terre n’est qu’un vaste champ de guerres, d’embûches, de carnage, de destruction ; il n’est point d’animal qui n’ait sa proie, et qui, pour la saisir, n’emploie l’équivalent de la ruse et de la rage avec laquelle l’exécrable araignée attire et dévore la mouche innocente. Un troupeau de moutons dévore en une heure plus d’insectes, en broutant l’herbe, qu’il n’y a d’hommes sur la terre. Et ce qui est encore de plus cruel, c’est que, dans cette horrible scène de meurtres toujours renouvelés, on voit évidemment un dessein formé de perpétuer toutes les espèces par les cadavres sanglants de leurs ennemis mutuels. Ces victimes n’expirent qu’après que la nature a soigneusement pourvu à en fournir de nouvelles. Tout renaît pour le meurtre. Cependant je ne vois aucun moraliste parmi nous, aucun de nos loquaces prédicateurs, aucun même de nos tartufes, qui ait fait la moindre réflexion sur cette habitude affreuse, devenue chez nous nature. Il faut remonter jusqu’au pieux Porphyre, et aux compatissants pythagoriciens, pour trouver quelqu’un qui nous fasse honte de notre sanglante gloutonnerie ; ou bien il faut voyager chez les brames : car, pour nos moines que le caprice de leurs fondateurs a fait renoncer à la chair, ils sont meurtriers de soles et de turbots, s’ils ne le sont pas de perdrix et de cailles ; et ni parmi les moines, ni dans le concile de Trente, ni dans nos assemblées du clergé, ni dans nos académies, on ne s’est encore avisé de donner le nom de mal à cette boucherie universelle. On n’y a pas plus songé dans les conciles que dans les cabarets.
Arrête, homme vorace, arrête : ta furie, Des tigres, des lions passe la barbarie. Jamais ces animaux dans le sang élevés Du lait de la brebis ne furent abreuvés ; Ils ne furent jamais revêtus de sa laine. Le bœuf pour les nourrir féconde-t-il la plaine ? C’est pour toi que sans fiel, docile à l’aiguillon, Il creuse sous le joug un pénible sillon, Sa constance aux travaux rend tes guérets fertiles : Et la mort est le prix de ses travaux utiles ! Et tu verses son sang ! Et tu manges sa chair ! Tu t’es donc fait, ingrat, des entrailles de fer ? Je méconnais en toi l’auguste créature Que d’un limon plus doux façonna la Nature, Qu’elle forma sensible à la voix des douleurs, A qui seule, elle apprit à répandre des pleurs. Tu dégrades ton nom ; et cruel à toi même, Tu hâtes la lenteur de ton heure suprême. Corrupteur de ton sang, le sang des animaux Y dépose, y nourrit le germe de tes maux, De la fièvre en ton sein fait bouillonner la flamme, Et porte le délire au siège de ton âme.
Maudit soit le mortel, qui du fruit des buissons Dédaigna le premier les natives moissons, Et broya sous ses dents, par la rage égarée, Les chairs de sa victime en festin préparées ! Hélas ! depuis ce jour l’homme s’est fait au sang. Le plus fort le plus faible a déchiré le flanc ; La Discorde a semé la haine, les alarmes, Et la tendre Pitié s’est endurcie aux larmes.
Ah ! s’il faut qu’aujourd’hui ne soient plus révérés Du Sage de Samos les principes sacrés, S’il faut de notre goût réveiller la paresse Par des mets qu’assaisonne une fatale adresse, Du moins n’insultons pas aux Brames innocents, Qui du bœuf du taureau maîtres reconnaissants, Laissent, exempte enfin des soins du labourage, Leur vieillesse expirer en un gras pâturage : Doux repos, douce mort, qu’ils ont bien mérités.