Ecole Thématique
 

Résumé de Nicole Gengoux

« L’animal supérieur à l’homme : de la fiction à la réalité. Cyrano de Bergerac et l’auteur anonyme du Theophrastus redivivus  »

Les deux récits de voyage de Cyrano, les romans fantastiques l’Histoire comique des Etats et Empires de la Lune et l’Histoire comique des Etats et Empires du Soleil, publiés après sa mort (1655) respectivement en 1657 et en 1662, sont contemporains du Theophrastus redivivus, volumineux traité philosophique rédigé en 1659, qui affirme l’inexistence des dieux, de l’immortalité de l’âme, des Enfers etc. Cyrano y est d’ailleurs cité une fois. Les deux auteurs peuvent être rangés parmi les « libertins » par l’audace de leur pensée incrédule, et un certain art de la rhétorique masquée. Sans entrer dans le détail des interprétations qui divergent, il se dégage de leurs ouvrages une position antireligieuse qui se traduit par des explications purement naturelles de tous les phénomènes physiques et une morale naturelle. L’un des thèmes qu’ils abordent est celui de l’égalité de l’homme et des autres « animaux ». Est-ce à dire que l’homme n’est réellement qu’un animal parmi les autres, voire inférieur ? Sinon, pourquoi cette fiction ? Quel est l’enjeu d’une telle réduction de l’homme à l’animalité ? A propos de Cyrano, nous verrons en premier lieu, que la capacité des animaux à être raisonnable est un moyen de critiquer l’anthropocentrisme de l’homme, et par là celui de l’Eglise : qui est plus raisonnable, de l’homme terrien échoué sur la lune, ou des habitants de la Lune qui sont des hommes marchant à quatre pattes ? L’orgueil humain est fondé sur la suprématie illusoire de la raison, dont la définition est remise en cause : elle n’est pas distincte des sens : on peut même envisager l’existence d’êtres vivants doués de sens plus nombreux, et donc plus intelligents. Entre l’homme et l’animal, il n’y a qu’une différence de degrés, de même qu’entre tous les êtres vivants : est un « animal » tout être « animé », et l’animal, en tant que bête, perd sa singularité pour se perdre dans l’infinité de l’univers également animé. Une cosmologie animiste se dessine alors qui s’oppose au mécanisme cartésien : le monde est un comme un « grand animal », et se fait jour l’exigence d’un système explicatif du monde qui rende compte du phénomène de la vie, ce que ne fait pas Descartes. L’animal, en tant que bête, n’a alors qu’une place relative, tout comme l’homme. En deuxième lieu, nous verrons que dans le Theophrastus redivivus, le thème de l’égalité de l’homme est de l’animal est clairement thématisé : l’homme et les animaux sont égaux par leur condition, c’est à dire aux yeux de la nature, et cette égalité existait réellement à l’Etat de nature. Il s’agit d’une égalité « de valeur », qui confère à tous la même capacité d’atteindre le but de la nature, la conservation de soi, ou le bonheur. Une même conception matérialiste de la raison, sorte d’affection ou « instinct », que chez Cyrano fonde cette comparaison, et surtout l’âme de l’homme n’est pas plus immortelle que celle des autres animaux. Les animaux y sont même dits supérieurs car ils parviennent plus facilement au bonheur que les hommes lesquels se détournent de l’ordre de la nature : ils ont ajouté quelque chose de faux au message des sens et ont inventé toutes ces croyances fausses au sujet des « dieux », du « bien » et du « mal » absolus, qui les oppriment, au lieu de suivre leur nature, car celle-ci n’est pas belliqueuse et invite seulement à poursuivre son propre bien. L’Anonyme adopte un point de vue moral : l’animal apparaît comme le modèle de la vie naturelle. Alors, peut-on dire, en troisième lieu, que l’égalité entre l’homme et l’animal est une fiction dans les romans de Cyrano et une réalité dans le traité philosophique du Theophrastus  ? Dans les deux cas se mêlent fiction et réalité. La réalité est que l’homme est un animal : le point de vue diffère, plus scientifique chez Cyrano, plus moral chez l’Anonyme, d’où la fusion de l’homme avec tous les vivants de l’univers, chez l’un, et un appel complètement individualiste à un retour à la nature, chez l’autre. Mais chez les deux, l’anthropologie repose sur une épistémologie sensualiste et une ontologie matérialiste. N’est-ce pas, alors, par un trait commun de l’époque, et propre au libertinage, que les deux auteurs utilisent l’exagération, l’extrapolation et l’imagination, ces moyens de la fiction, pour exprimer une vérité ? Car celle-ci est scandaleuse pour l’époque, comme elle l’est peut-être encore de nos jours.